Les cartons du Nain Jaune

 

 

 

Eté 1982. La famille Jardin s’est résignée à vendre la Mandragore; notre demeure 1900 située au bord du lac Léman, l’écrin de nos souvenirs. Son petit port privé était gardé, en bout de digues, par des lions de pierre au rugissement minéral. C’était moins un lieu qu’un décor rêveur, une illusion cernée d’un parc irréel. Nos songes y sont restés. Il a fallu emménager dans une maison de location plus vaudoise, moins Jardin, plus réelle; sur les hauteurs de Vevey. Un fief vigneron. Au grenier, bien ordonnées dans des cartons fermés hermétiquement, dorment les archives privées du Nain Jaune. Comme par hasard, personne n’a eu l’idée de les éplucher. Quand la passion de la cécité tient une famille…

La nouvelle génération des Jardin est partie se baigner dans le lac ou jouer au tennis à Montreux avec des jeunes filles blondes. J’en profite.

Hanté par mes conversations acides avec Zac, je monte au grenier avec un couteau. Mille mouches m’assaillent sous les combles. Je les chasse du revers de la main, fends les scotchs épais qui scellent ces dossiers intimes de la collaboration et me mets à les compulser. Très vite, accablé de chaleur, je tombe sur des documents libellés sous forme d’attestations quasi officielles. Toutes indiquent que, décidément, Jean Jardin fit le bien au service de la France qui se battait sans pactiser avec Hitler. Une lettre d’un Cdt Pourchot — qui se déclare représentant des services de renseignements d’Alger à Berne — atteste que le Nain Jaune s’est bien conduit et qu’il a, comme on disait alors, rendu des services. D’autres documents de ce genre me passent entre les mains. J’ai froid. Une pensée m’empoigne: pourquoi mon grand-père, d’allure si sereine, a-t-il jugé nécessaire d’accumuler ces pièces-là ? En vue de quel procès en ignominie ? Les tranquilles grands-parents de mes copains de classe, eux, ne stockent pas des dossiers pareils en vue d’éventuelles poursuites. Qu’est-ce que cela signifie ?

Troublé, je repense à une plaque en faïence bleue fixée dans les toilettes de Verdelot, le fief campagnard de ma mère. Le Zubial, noctambule impénitent, avait volé cette plaque une nuit, au début des années soixante-dix, sur une pelouse de la ville de Saint-Tropez. Son libellé l’avait fait sourire: « Prière de respecter et de faire respecter les Jardin. » Moi, elle m’avait toujours fait frissonner. Et si cette injonction municipale, finalement, n’était pas une plaisanterie ? Comme si elle posait, sur la place publique, la question de notre honorabilité… dont le Zubial avait préféré s’amuser en affichant cette phrase dans nos toilettes; là où se vidange la merde d’une famille.

Retour aux archives du Nain Jaune.

Quelques jours plus tard — dans un carton manifestement intouché avant moi — , je déniche un classeur vert qui rassemble une série de discours de Pierre Laval à ses préfets. En directeur de cabinet scrupuleux, Jean Jardin les a classés; et annotés pour certains de sa belle écriture; ce qui entre bien dans ses fonctions très classiques de premier collaborateur. Comment aurait-il pu exercer cette charge officielle sans jamais rien scribouiller ou suggérer ? Je tourne les pages et lis, les yeux écarquillés, ce que Laval et les cadres du régime se disaient les yeux dans les yeux quand la porte était fermée. Saisi par un haut-le-cceur devant l’antisémitisme décomplexé – et un peu gouailleux — de ces allocutions, je m’affole, pâlis et me dis qu’après tout, ce que je viens de découvrir est bien banal: Vichy — régime champion toutes catégories de l’Histoire de France raciste — est antisémite… Mais j’ai là, devant moi, sur certains des discours, les annotations de son directeur de cabinet — pas bien graves si mon souvenir est bon — qui se trouve être… le Nain Jaune. Je respire, lutte contre le froid qui me gagne et conviens qu’après tout, quoi de plus normal pour un directeur de cabinet de relire et de rectifier les allocutions officielles du Président. Oui, mais l’homme qui a griffonné sur ces pages désinhibées porte bien mon nom; ou plutôt c’est moi qui supporte le sien.

Saisi d’angoisse, croyant tenir le document probant qui interdira aux miens de refermer les yeux, je cours montrer ces discours à des membres de ma famille. Aucun ne réagit vraiment. J’en reste soufflé.

Pour distinguer une vérité, il ne suffit pas de poser les yeux sur un document; il faut encore être en mesure d’en apprivoiser le sens, de l’incorporer à un contexte qui lui prête sa signification. Qui, parmi les prélats de l’Eglise d’aujourd’hui, pourrait croire une attestation signée par des sommités médicales déclarant qu’une vierge galiléenne d’il y a deux mille ans ne peut en aucun cas tomber enceinte ? Ceux qui lurent ce document, comme le Zubial, étaient alors, je le crois, psychiquement incapables de relier le pire à un homme aussi droit que Jean Jardin. Il y avait là pour eux une forme d’absurdité, de défi au plus élémentaire bon sens. Comment admettre que le mal pouvait jaillir d’un cœur pur, de l’intégrité faite homme et d’un politique doté d’un sens supérieur de la responsabilité ?

Sans doute aurait-il fallu pour cela qu’une partie de ma famille reconstitue la géographie morale — aux valeurs très hiérarchisées — des hommes de la collaboration. A l’exception d’une poignée d’hystériques, la plupart d’entre eux furent empreints d’une éthique élevée. Des gens très bien sans lesquels la Révolution nationale n’aurait jamais pu réprimer autant; ni ostraciser puis déporter massivement avec une telle diligence. Ethique évidemment criminelle à nos yeux qui plaçait au premier rang de leurs préoccupations le maintien de la souveraineté nationale et la sauvegarde du principe de légitimité. Au prix, certes, de quelques déportations fâcheuses; mais à la bourse des valeurs conservatrices de 1940, la souveraineté tricolore semblait mieux cotée que le sort des enfants juifs, surtout non nationaux. Ou portant des noms si peu français (les dénaturaliser avant de les remettre aux Allemands n’était donc pas un bien grand crime). Et puis, le Nain Jaune pouvait s’enorgueillir à bon droit, en patriote cerné de gens très convenables, d’avoir fait arrêter les Juifs par notre police plutôt que d’avoir laissé la bride à la Gestapo. Ce qui eût été, dans son esprit, faire le mal véritable, ouvrir la porte au démon. En défendant à tout prix l’essentiel — notre souveraineté en lambeaux — , il pouvait se décerner à bon compte un étonnant brevet de moralité qui le préservait de toute culpabilité. Dans son cerveau pourtant perfectionné, tout semblait curieusement inversé. En devançant certaines exigences  allemandes,  lui  et  ses  collabos montraient à Hitler que les fiers Gaulois étaient capables de s’occuper eux-mêmes de leurs Juifs, en toute indépendance, sans recevoir de leçons étrangères. Afin de garder la France française, parbleu ! Car là était sans doute le bien ultime pour ces hommes fabriqués par une époque cocardière, à peine sortie des tranchées. Ah ! les bienfaits (rerrifiants) d’un certain patriotisme sourcilleux et d’une idée si paradoxale de l’indépendance nationale… Parfois, je me suis dit que ces vichystes fous de morale, de contrition et animés d’une étrange passion du sacrifice, eussent pu ouvrir eux-mêmes des camps d’extermination pourvu que les barbelés fussent made in France, les gardiens gaulois et le gaz tricolore.

Que ne ferait-on pas au nom du bien…

Surtout quand on bénéficie du soutien moral de la légalité.

Des années plus tard, en feuilletant Une éminence grise[11], la biographie très fouillée du Nain Jaune, une certitude m’a traversé. Si son biographe affûté — un type bien qui est de mes amis — a pu ne pas parler une seule fois de l’antisémitisme du Nain Jaune dans son texte, c’est de toute évidence que ses yeux ne se sont jamais posés sur des documents aussi hideux que ceux rangés dans ce classeur-là.

Peut-être est-ce là le boulot des petits-enfants ? Sortir de la glaciation, fissurer le silence. Et faire dérouiller les certitudes. Quand on écrit, trop tard n ‘existe pas.

Le Zubial lui-même ne pouvait sans doute pas avoir une opinion sur Vichy. Ou seulement par instants fugitifs. Son psychisme entier s’était réfugié dans une logique qui excluait le réel. Fictionner la vie et la vivre follement demeurait son opium.

Des gens très bien
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